Mathieu Magnaudeix : « C’est lié à une homophobie plus générale de la société »
Journaliste à Mediapart, Mathieu Magnaudeix est co-réalisateur d’un documentaire sur les guet-apens homophobes, paru le 19 avril sur le site d’investigation. Son enquête recense 300 crimes de cette nature sur les cinq dernières années, un chiffre sans doute sous-estimé. À l’approche de la journée mondiale de lutte contre les LGBTphobies le 17 mai, ce fil met en évidence la persistance de la violence exercée contre les homosexuels, et questionne la réponse policière et judiciaire.
Comment êtes-vous venus à enquêter sur ce phénomène des guet-apens homophobes ?
À l’origine, c’est Sarah Brethes, co-réalisatrice du documentaire, qui avait déjà rencontré quelques cas de guet-apens au cours d’une expérience professionnelle précédente. Quand elle est arrivée à Mediapart, il y a un an et demi, elle en a parlé à David Perrotin, qui suit beaucoup les discriminations notamment contre les personnes LGBT. Ils ont commencé à contacter des avocats et ont rapidement compris que c’était un phénomène d’une certaine ampleur. Avec Valentine Oberti, on dirige le pôle vidéo de Mediapart et on a jugé ça plus intéressant d’en faire un documentaire qu’une simple enquête écrite, ce qui était l’ambition de départ. On avait beaucoup de matière, de nombreux témoins… Un documentaire a une postérité différente qu’un article, ça peut facilement être un objet de débats et de discussions. Ça peut marquer un peu plus les esprits. Le documentaire peut permettre de faire réémerger un phénomène qui n’a pas vraiment disparu. On avait le sentiment ces dernières années que beaucoup de gens estimaient que l’homophobie avait reculé. En réalité, elle reste assez persistante. Le guet-apens n’est qu’une catégorie des violences homophobes. On a remarqué que ces pièges étaient principalement tendus aux hommes cisgenres homosexuels.
Notre enquête permet de soulever plusieurs questions : Comment arrive-t-on à élaborer ce genre de piège ? Comment ces violences sont reçus par la police et la justice ? Souvent on entend les discours disant que « ça va mieux », on a eu des conquêtes de droit pour les personnes LGBT, etc. C’est vrai ! Mais il subsiste une forme d’homophobie assez classique, qui repose sur des préjugés, faisant des personnes homosexuelles une cible facile. C’est tout ça qu’on voulait explorer.
Dans le documentaire, vous soulignez le traitement médiatique de ces violences, où parfois le caractère homophobe n’est même pas évoqué. Comment peut-on expliquer que la presse participe à l’invisibilisation de ces crimes ?
On a été surpris de ça également ! Parfois, dans certains articles, dans certains journaux, ce n’est pas général non plus, on continue de traiter ces actes là comme des faits divers. L’homophobie n’est pas évoquée en effet. Parfois, il y a même de la dérision, des sortes de blagues de mauvais goût. On parle de « rendez-vous galant » ou « de rencontre amoureuse ». Il n’y pas forcément un suivi de l’enquête qui permettrait de rendre compte de la nature de ces violences. Quand on a les premiers éléments, une fois que la justice a débuté son travail, on devrait pouvoir faire parler ces faits divers, de connecter les choses entre elles. En consultant la presse quotidienne régionale dans le cadre de notre enquête, on s’est rendu compte qu’il y avait plusieurs guet-apens qui avaient été relatés ces cinq dernières années mais qu’ils n’avaient pas été reliés entre eux.
Vous avez fait le choix de montrer certaines des agressions dans le documentaire malgré leur extrême violence. Est-ce que cela a été un choix éditorial difficile à faire ?
Cela a été une question pendant longtemps. Il a fallu d’abord obtenir ces images car elles étaient aux mains de la justice, comme c’est toujours le cas à l’issue d’une enquête. La victime, via le biais de ses avocats, a le droit de récupérer ces documents. Ça s’est avéré compliqué car la justice est débordée. Au tribunal de Bobigny, où nous avons récupéré la vidéo de l’agression de Kevin, cela a mis beaucoup de temps. Les vidéos sont donc arrivés tard dans le montage du documentaire. Quand on les a visionnées, on s’est dit que c’était important de les montrer. Elles sont effectivement très violentes mais ce sont des preuves judiciaires. Dans les deux vidéos que nous montrons dans le documentaire, ça a permis de démontrer le caractère homophobe de l’agression, dans le premier cas, et à l’inverse, pour le second cas, la vidéo n’a pas été considérée ni par la police, ni par la justice, ce qui pose un réel problème. La vidéo montre pourtant la victime se faire agresser aux Tuileries, un lieu de rencontre homosexuelle. Ces preuves appuient notre récit et puis c’est important quand on parle d’un phénomène comme celui-ci de montrer de quoi on parle. On consacre finalement peu de temps à ces vidéos – une cinquantaine de secondes sur plus d’une heure de documentaire – mais il faut montrer la violence de ce qu’on traite. C’est ça la violence homophobe, c’est ça qui perdure aujourd’hui, c’est ça qui devrait largement nous interroger, au-delà des seuls gays, lesbiennes et trans[genre], qui sont victimes de bien d’autres violences. Comment peut-on accepter que cela se passe encore ? Que faut-il faire pour que ça ne se passe plus à l’avenir ? C’est un peu les questions qu’on pose dans ce film.
Vous insistez également sur l’accueil pour le moins inadapté des victimes par la police au cours de leur dépôt de plainte. Est-ce qu’on peut rapprocher cette situation de celles des femmes victimes de violences sexuelles et sexistes ?
Il y a un parallèle important, il me semble. Ces dernières années, on a beaucoup de déclarations sur l’amélioration de l’accueil des victimes, mais on est toujours en attente de résultats. Il y a beaucoup de parallèles dans notre documentaire avec la violence contre les femmes, car celle-ci a longtemps été occultée. On a tenté de chiffrer ce phénomène des guet-apens même si notre estimation est sans doute moindre que la réalité. Chiffrer les phénomènes, c’est donner à voir, c’est acté que ce ne sont pas des faits épars mais un phénomène social, et que de manière générale, les violences homophobes sont un phénomène social. C’est ce qui s’est passé avec les féminicides aussi : pendant longtemps, c’étaient des « drames passionnels » et traités comme tels sans que le caractère structurel et sexiste soit mis en évidence. Il y a une prise de conscience aujourd’hui sur ce sujet. Si une femme est tuée par son mari, comme c’est malheureusement encore trop souvent le cas, les journaux locaux vont titrés sur un « féminicide ». Ils ne l’auraient peut-être pas fait quelques années auparavant. Cette critique concerne évidemment la presse nationale aussi. Il faut compter pour nommer, et il y a évidemment cette question de l’accueil qui reste très problématique sur l’attention donnée à la personne, sur l’éventuelle dérision à laquelle les victimes sont confrontées, sur la façon dont on ne perçoit pas l’homophobie dans l’agression. Il peut aussi avoir de l’homophobie de la part des policiers. La police recrute dans la société française où l’homophobie reste encore présente, elle est donc à l’image de notre société.
Finalement, au terme du parcours policier puis judiciaire, des victimes peuvent avoir le sentiment de ne pas être reconnues en tant que victime de crime homophobe ou de délit homophobe. Ça pose évidemment une question. Dans le documentaire, le procureur interrogé nous explique la difficulté de réunir suffisamment de preuves pour faire reconnaître le caractère homophobe d’une agression. Certes, mais on pourrait se donner plus les moyens, notamment tout au long du parcours policier et judiciaire, depuis le dépôt de plainte jusqu’au traitement judiciaire, en passant par l’accompagnement de la victime. Dans d’autres pays, on parle de crime de haine concernant les LGBT et d’autres minorités. Et en France, on a un peu de mal avec cette expression et pourtant elle est intéressante car elle met au coeur de l’acte le rejet de l’autre, de la différence. Depuis vingt ans, il y a dans le code pénal une circonstance aggravante en raison de l’identité sexuelle, et plus récemment, en raison de l’identité de genre, et il faut que cette loi soit appliquée. Ce qui est constant dans les témoignages des victimes, c’est le traumatisme qu’elles ont subi et qu’elles subissent encore pour la plupart. Ce traumatisme peut perdurer par ce simple fait de ne pas être reconnu comme victime d’une violence homophobe. C’est une violence supplémentaire qu’on leur impose.
Dans le documentaire, vous expliquez que certaines victimes se sont faites piéger sur un site de chat en ligne, Coco, que vous qualifiez de « rudimentaire » et plutôt secret. Est-ce que, selon vous, il reste un tabou dans la société française, justifiant que des personnes homosexuelles doivent se rendre sur un site où, de toute évidence, elles ne sont pas en sécurité, afin d’éviter d’exposer leur identité sexuelle ?
Ce que je constate personnellement avec ce documentaire, c’est qu’il y a encore une grande part de discrétion et de placard dans la manière de vivre l’homosexualité. Chacun a évidemment le droit de vivre sa sexualité comme il l’entend. Les rencontres en ligne ne sont pas des choses qu’il faut condamnées. En revanche, pourquoi l’homosexualité masculine reste encore, pour une partie importante, dans le placard ? Ça tient évidemment au choix des personnes. On a le droit de préférer de ne pas parler de sa sexualité à ses amis et ses proches. Ça s’entend. Mais il faut voir aussi que cela est lié à une homophobie plus générale de la société. Certaines des victimes rencontrées ne souhaitaient pas apparaître dans le documentaire de peur de révéler leur identité sexuelle. Ça doit nous interroger aussi. Je comprends tout à fait ce qu’elles nous disent et on l’a respecté. Mais je pense que c’est aussi l’homophobie de la société qui perdure. Que ce soit les ricanements, l’ostracisation, ou les agressions, tout cela provoquent ce choix de la discrétion. Elle est plus souvent préférable que d’assumer publiquement son orientation sexuelle comme peuvent le faire les personnes hétérosexuelles, en parlant librement de leur sexualité, de leur partenaire, etc. C’est la même situation avec la lesbophobie ou la transphobie, il reste beaucoup de chemins à parcourir, au-delà de la seule question de la représentation. On a beaucoup avancé sur ce sujet ces dix dernières années, mais pour autant, la visibilité ne suffit pas à éteindre l’homophobie.
Au cours d’interviews, votre collègue et co-réalisateur du documentaire, David Perrotin, mentionne les propos homophobes de Caroline Cayeux, ancienne ministre de la Cohésion des territoires, ainsi que les canulars du présentateur Cyril Hanouna contre des personnes homosexuelles. Est-ce que selon vous ces violences verbales peuvent donner un sentiment d’impunité aux agresseurs ?
On montre, dans le documentaire, certains des agresseurs qui ont accepté de témoigner. Mais évidemment qu’on ne peut pas tout faire reposer sur les individus qui ont commis ces actes. On voit bien que l’homophobie est véhiculé dans la société, par un animateur de télévision qui piège des gays en direct, par des ministres qui ont participé à la Manif pour tous il y a quelques années et qui sont dans le gouvernement. On a vu récemment un certain nombre de ministres faire un mea culpa d’avoir exprimé des positions homophobes il y a dix ans. Cela laisse des traces. On a fait une série sur Mediapart racontant notamment l’histoire d’une jeune homme gay qui appartenait à une famille luttant contre le mariage entre personnes du même sexe. On voit que les conséquences sont directes, elles sont intimes. Il y a besoin de ne plus rien laisser passer sur ces sujets. Je sais que la culture du football, par exemple, est importante pour plein de gens, dans plein de villes et c’est très bien comme ça. Pourtant, on ne devrait pas avoir le droit de traiter son adversaire d’ « enculé » ou de « pédé ». C’est employé pour dénigrer l’adversaire, lui nier sa masculinité. Ça ne devrait plus être possible.
Pourquoi avoir décidé de donner la parole aux agresseurs dans le documentaire ?
Il nous semblait intéressant d’entendre les motivations du passage à l’acte. Ce n’est pas évident, leurs réponses sont un peu rustres parfois. Cela nous permet de nous rendre compte de la banalité homophobe et que, dans celle-ci, peuvent se nicher des projets qui consiste à piéger les gens en raison de ce qu’ils sont. On les a floutés et modifié leur prénoms. Ils ont effectué des peines de prisons pour ces actes. Eux aussi ont droit à une deuxième chance, il ne faut pas qu’ils soient stigmatisés à vie pour ça mais ils représentent pour moi une forme de banalité homophobe qui est problématique mais qu’il fallait entendre pour connaître leurs préjugés, leurs clichés contre lesquels il faut se battre pour faire reculer l’homophobie. Car c’est aussi le poids de ces clichés qui font des homosexuels des victimes idéales aux yeux des agresseurs.
Concernant l’invisibilisation de ces violences, vous questionnez la justice qui retient rarement le caractère homophobe de ces violences. Comment peut-on expliquer cela ?
Les procureurs, quand ils qualifient ce qui s’est passé, vont le faire à partir des éléments les plus manifestement prouvables, qui va aller le plus directement vers une réponse pénale. On va avoir tendance à prendre en compte des faits qui sont matérialisés : un coup de poing, un coup de couteau, une violence exercée en réunion, … Maintenant, il faut creuser les enquêtes pour montrer quelles sont les raisons des actes qui ont été commis. Ça arrive rarement que l’auteur des faits admette qu’il déteste les gays et qu’il veut les frapper pour ça. Il faut aussi se donner les moyens de poser les questions : le contexte de l’agression, qu’est ce qui a été dit avant, pendant et après celle-ci, essayer de faire un peu plus confiance aux victimes dans ce qu’elles relatent. Mais la justice est débordée aussi, elle va vite. On a donc ces arrangements où l’homophobie est discutée pendant le procès mais elle ne sera pas retenue dans le verdict. On a l’impression que la justice ne s’en donne pas assez les moyens. Il y a des standards différents selon les procureurs ou les juges et c’est peut être cela qu’il faut uniformiser.
Vous avez accompagné le documentaire d’un article dans lequel il figure des ressources et des conseils pour éviter de nouvelles victimes à l’avenir. Quels sont-ils ?
Les conseils sur le cas spécifique des guet-apens sont dans un premier temps, de ne pas, dans l’idéal, effectuer des rencontres sexuelles à domicile, même si on sait qu’elles se passent de cette manière la plupart du temps. Il faut sentir la personne avant de lui faire totalement confiance et la rencontrer dans un bar ou dans un lieu avec du public est plus judicieux. Prévenir un.e ami.e afin qu’elle s’assure que tout se passe bien si elle n’a plus de nouvelles. Ce sont des conseils de base mais qui sont importants. Il faut que les gens continuent de vivre leur vie comme il le souhaite, le but n’est pas de stigmatiser la manière dont s’organiser les rencontres sexuelles entre hommes. On donne aussi le numéro des associations, qui ont toutes des lignes d’écoute, qui sont là pour recueillir les témoignages et, le cas échéant, mettre en relation avec des avocats, accompagner, suivre. Il ne faut surtout pas hésiter à les contacter.
Vous précisez que vous avez contacté le Ministère de l’Intérieur, de la Justice et de l’égalité hommes femmes à s’exprimer dans le documentaire. En vain. Est-ce que ce silence n’est pas inquiétant de la part du gouvernement étant donné l’ampleur de ce phénomène ?
Les politiques réagissent souvent a posteriori, donc espérons que le documentaire aura un peu d’impact. En ce moment, il y a la négociation du nouveau plan de lutte contre l’homophobie qui se joue. Le documentaire a été cité dans les discussions entre la ministre et les participants, c’est tant mieux. On regrette que le cabinet de Gérald Darmanin n’est même pas répondu . notre requête. C’est problématique. On ne peut que déplorer cela mais notre porte reste ouverte s’il souhaite réagir.
Retrouvez le documentaire « Guet-apens. Des crimes invisibles » sur Mediapart.fr
Propos recueillis par Kevin Nectoux